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Jan

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La stratégie de la libellule – L’art de se nourrir

La stratégie de la libellule – L’art de se nourrir.

Voici un extrait du livre de Thierry Marx , la stratégie de la libellule sur l’art de se nourrir. A méditer !!  Comme le fait son auteur. Une idée de cadeau.

Nous sommes ce que nous mangeons. Vous ne serez pas surpris de me voir aborder ce que je n’hésite  pas à nommer  l’art de se nourrir. En effet,  je pense profondément que le mode d’alimentation  non seulement en dit beaucoup  sur nous et sur la société dans laquelle  nous vivons, mais est aussi le témoin de nos projets de vie. Au sens où il exprime une manière  de résoudre les grandes  questions qui touchent à notre connaissance,  à notre maîtrise,  à notre présence au monde. À nous même, donc.

Commençons par le commencement : dans un magasin d’alimentation. Là, nous hésitons entre autre bouteille de jus d’orange industriel  ou un kilo d’oranges  fraîches. Choisissons  les oranges. Arrivé chez nous, nous nous asseyons  tranquillement,  les épluchons, les mangeons. D’une certaine manière,  nous en apprécions  le sens. Si nous avions opté pour le jus industriel, nous aurions probablement avalé la bouteille en une demi-heure,  quasi mécaniquement.  Ces deux attitudes en disent donc beaucoup sur notre volonté (ou pas) de prendre conscience  de notre propre consommation, donc de nous-même.  Elles nous font aussi réfléchir sur notre désir d’être  ou non maître de nos propres gestes. À cette aune, ils constituent déjà des indices d’un questionnement  sur soi.

« Les animaux  se repaissent, l’homme mange,  l’homme d’esprit  seul sait manger », avait l’habitude  de dire Anthelme Brillat-savarin, avocat, homme politique et grand épicurien devant l’Éternel. Autrement  dit, l’homme d’esprit  ne se demande pas comment, mais pourquoi manger. Oui, nous sommes ce que nous mangeons. Et plus nous nous éveillerons, plus notre questionnement  évoluera.  Nous chercherons  alors à comprendre  ce que nous mangeons et pourquoi nous le transformons.  Car si la juste cuisson ou la juste transformation  des aliments  sont essentielles, s’il importe de retrouver le plaisir de la dégustation et de la mâche, c’est bien sûr pour recouvrer la saveur  des aliments, mais c’est aussi pour nous rendre plus présent à nous-même. Nous ne sommes pas de simples réceptacles à nourriture,  pas seulement  des ventres  à sustenter. Je ne suis pas loin de penser  que celui qui s’interroge,  en se demandant

« Pourquoi ?  » Je contribue déjà à y répondre. Se poser cette question générique va en effet en entraîner d’autres :

Ai-je besoin  de manger ce que je mange ? Est-ce bénéfique  à mon organisme ?

Il ne s’agit nullement d’un jugement de valeur: je comprends que l’on puisse  raffoler de telle ou telle friandise. Mais se poser à chaque fois la question  de son opportunité  va très vite nous conduire à adapter  notre comportement. Vous n’allez pas d’un seul coup cesser  d’ingurgiter cette friandise, dont vous savez pourtant qu’elle vous est nocive, mais, progressivement,  vous n’allez l’acheter  qu’une  fois par semaine, puis une fois par mois –  et vous en profiterez au passage pour sortir votre calculette  et réaliser ce que vous aurez économisé.

Mine de rien, vous aurez commencé à emprunter l’un des innombrables chemins qui aident à redonner du sens à votre geste. Dès lors que nous prenons  conscience  de ce que nous mangeons,  nous activons un processus  vertueux  et remettons notre curiosité en alerte. Nous nous apercevons  alors des besoins réels de notre corps en réalisant par là même que nous le saturons en permanence de produits  toxiques. L’excès d’alimentation  ressort probablement d’une forme d’anxiété  sourde,  d’une peur de manquer  ou d’un désir de consolation, que sais-je encore.  Reste  qu’il faut autant que possible se séparer de cette angoisse; ce qui vaut également dans les cas les plus extrêmes.  Ce n’est pas parce  que nous aurons stocké trente tonnes  de sucre dans nos placards en prévision d’une éventuelle guerre nucléaire  que ce conflit ne se produira  pas. Malheureusement,  la société de consommation,  qui nous consume  et nous tue à petit feu, a tout intérêt à ce que nous poursuivions  notre élan sur-consumériste.  Pour autant, nous ne pouvons pas tout lui mettre sur le dos. Nous devons admettre la responsabilité  de nos achats.  C’est bien nous qui faisons le choix d’être trompés. Rejeter la faute sur les produits industriels  est donc une facilité que nous nous accordons  parfois un peu hypocritement. Il est certes  difficile d’échapper  au matraquage publicitaire,  pourtant il ne tient qu’à nous de refuser un certain type de consommation.  Ce défi n’est pas inaccessible : il exige que nous cessions  de nous regarder  comme  de simples  consommateurs et que nous ayons à cœur de reprendre possession de notre geste et de temporiser notre acte d’achat. Une fois encore, je ne le dirai jamais assez,  il s’agit de remettre du temps  entre nos émotions et nos actions.

Malgré toutes mes mises en garde et mes préventions, je reste toutefois un adepte convaincu  de la notion de plaisir, indissociable  selon moi de l’alimentation – comme de la pratique sportive -,  dès lors que l’on évoque la relation au corps. Nous ne pouvons,  nous arc-bouter sur une démarche un peu obsessionnelle,  voire fondamentaliste,  qui consisterait à ne manger  qu’en fonction  de ce que telle ou telle nourriture procure  à notre corps. Ce serait confondre rigueur et rigorisme, et adopter une conduite contre-productive, en tout cas à moyen terme, car génératrice de trop fortes frustrations. En revanche,  pour accompagner notre effort, il peut être très utile d’élargir  autant que possible les sources de plaisir. Si, par exemple, vous n’aimez pas la betterave ou le cœur  d’artichaut,  l’idée est d’apprendre à cuisiner  ces plantes autrement et, peu à peu, de les incorporer dans votre alimentation.  Arrivera le moment où, presque  mécaniquement,  elles finiront par nous plaire.  Plaisir auquel  vous pourrez ajouter la satisfaction de savoir pourquoi  on les mange.

A la question du  « Pourquoi  ?  » Fait écho celle du  « Qui suis-je  ?  », Laquelle n’est pas moins essentielle.

Si nous sommes  tous égaux devant le besoin  de nous alimenter, je ne crois pas un seul instant au bien-fondé  du régime  unique. En raison bien sûr des nuances  physiologiques  de chaque humain,  mais aussi parce que tout régime doit prendre en considération  notre psyché propre, notre environnement social,  notre mode de vie, etc. Autrement dit, si les besoins  alimentaires théoriques  sont communs à tous les humains,  les besoins  réels ne se mesurent  qu’à l’échelle  individuelle.

Nous ne sommes pas des poches  qu’il suffirait de remplir à heures régulières. Certaines  règles sacro-saintes  sont pourtant  couramment  admises : prendre le matin un petit-déjeuner  copieux, user d’un peu de tempérance  le midi et faire le soir un dîner très frugal. Or, cette doxa ne fonctionne  pas pour tout le monde et peut même, dans certains cas, se montrer pernicieuse. Le plus important est que chacun apprenne  à écouter son corps, c’est-à-dire en comprendre  les mécanismes.  Sans oublier la notion de plaisir, consubstantielle  à tout effort efficace. Si j’apprends à m’écouter,  alors je mangerai uniquement  lorsque j’en aurai envie, sans bien sûr avaler n’importe quoi, ce qui est déjà l’amorce d’un éveil à soi-même. Il ne faut surtout pas tomber  dans cette espèce de psychose  pure et dur qui conduirait à ne plus manger  qu’une nourriture absolument immaculée,  « sourcée » intégralement  bio, car il finira par nous manquer l’autre dimension essentielle  à tout mode d’alimentation  conscient, celle du plaisir, et, lorsque nous sommes  entourés, du lien social. Encore une fois, on ne saurait  résumer le fait de manger  à une seule fonction organique. Il m’arrive de me rendre dans des pays où la cuisine  n’est pas forcément  celle dont je pourrais  rêver,  ce qui n’enlève  rien à ce qui peut être un beau moment de convivialité. Et ce n’est pas moins important. Les limites de l’injonction sanitaire à manger sain sont observables  lorsqu’on  se trouve entouré d’enfants.

Celui qui, parmi eux, n’aura droit à aucun plaisir, condamné  des brocolis  « sourcés »  pendant que ses copains de table se régaleront  de frites, celui-là finira par éprouver  un fort besoin de désobéissance  et de transgression.  L’interdiction alimentaire, sous prétexte  de vertu: peut-être désastreuse dès lors qu’elle est inflexible. L’enfant  n’est pas un être divin entièrement dédié à la pureté : il a aussi besoin de découvrir le monde par lui-même. En cette matière  comme en tant d’autres, le souci de l’équilibre  doit prévaloir. Et je ne parle même pas de ces régimes  brutaux, violents pour l’organisme,  pour ainsi dire punitifs. J’ai pu y croire dans le passé, comme beaucoup,  jusqu’au  jour où j’ai compris, constatant les excentricités  de ma courbe de poids, combien tout cela manquait de sens et de cohérence.  Nous sommes des machines sensibles,  précieuses et uniques: on peut certes  vouloir les dérégler afin d’effectuer  de nouveaux réglages  plus justes,  mais il faut que cela soit en douceur et en connaissance de cause. Commençons à faire de grandes choses  avec de petits moyens. Par exemple, prendre une simple tomate, en travailler le cœur et obtenir  ainsi un mets vraiment  délicieux et nourrissant. Comprendre  les mécanismes de son corps est un travail d’autant  plus incertain  que celui-là n’est jamais  figé une fois pour toutes. Au fil du temps, il s’adapte moins  bien, ou différemment, et ses besoins changent. Bref, il  s’use, il vieillit. Mais parce que nous aurons  cerné la structure de son fonctionnement  et de ses exigences,  nous saurons établir avec beaucoup plus de facilité ce qui lui est propre et bénéfique.